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Témoignage sur Guda Judka Frydman convoi 6 par son fils Claude Godfryd

J’ai 8 ans, 9 ans, peut-être. Mon père défile, à Pithiviers, dans la tenue rayée des déportés, le long de la voie de chemin de fer, avec quelques rescapés des camps de concentration. Je ne sais plus si, à ses côtés, marchent Nouta, petit homme gentil et prévenant, «Papouch» dont l’humour et l’optimisme réchauffent le coeur, « Berale », le maître de l’autodérision et du sous-entendu coquin, Zenek, fourreur de luxe et bel artiste timide, Henry, aussi ombrageux qu’un voyou de Belleville, et pourtant si tendre ? Je ne suis plus sûr que ces amis de l’autre monde, que j’adore, font partie du cortège.

Quand ils passent à la maison, ils ne racontent que des anecdotes «drôles» : l’attaque surprise, sur terrain glacé, du «convoi de soupe» par des détenus affamés; la livre de beurre, achetée à un vieux SS, qui dégouline de la casquette du passeur, pendant un appel interminable sous un soleil de plomb; les coups de manche de pioche du «kapo»  sur les fesses du rebelle qui refuse obstinément, au risque de sa vie, de refaire son lit… Elles sont terribles, ces histoires de captivité transformées en ritournelles enfantines. Même si le rire, sésame de leurs cauchemars de survivants, n’entrouvre que quelques portes de leur mémoire.

En cet anniversaire commémoratif du transfert vers la Pologne, je crois revoir tous ces trompe-la-mort, avec leurs drapeaux levés contre le vent mauvais de l’oubli. Je suis fier de mon père, en tête du cortège, précédant la fanfare municipale. A l’entrée du camp, je le revois pleurer, pendant la sonnerie aux morts.

L’après-midi, dans une ferme de la région, mes parents avaient acheté des œufs et un lapin. La fermière m’avait promis qu’elle ne tuerait pas l’animal si j’étais capable de le porter dans mes bras. Je n’y suis pas arrivé. Trop lourd. Alors, la paysanne l’avait suspendu à un crochet par les pattes arrière, et lui avait flanqué un grand coup de battoir derrière la tête. Elle lui avait, ensuite, arraché un œil avec un petit couteau pointu. Le sang avait giclé par terre. Depuis lors, je me sens coupable de ne pas avoir sauvé cette pauvre bête.

Dans la voiture qui nous ramène à Paris, mon père nous dit que si le parti communiste ne lui avait pas donné l’ordre de rester « avec les masses », il se serait facilement évadé du camp. Il nous dit, aussi, qu’à côté du maire, ce matin, il a reconnu un gendarme qui l’a fait grimper dans le train.

Aujourd’hui encore, je ne me souviens pas avoir mangé de ce lapin. Si lourd, si chaud et si vivant. La mémoire joue des tours. Et ce lapin a disparu. Pas ma culpabilité.

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