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Témoignage sur Michel Gorlin ou Gorline convoi 6 Par Marie SÉMON

In memoriam Raïssa Bloch et Michel Gorline

Par Marie SÉMON, professeur à l'Université de Paris X Nanterre, membre de l'Institut d'Études slave

Le juste jamais ne chancelle,

il est en mémoire éternelle.

Ps. 112 (111)

Cette communication, comme on le voit à son titre, n'est pas du genre scientifique habituellement pratiqué dans nos colloques universitaires. Par cette très brève intervention au symposium consacré aux Juifs russes de Paris, c'est un devoir de Mémoire que je tiens à remplir.

Il est des noms qui ne doivent pas tomber dans l'oubli. Parce qu'ils évoquent non seulement une œuvre, mais aussi un destin partagé avec le peuple juif. En outre, dans la religion judaïque comme dans la religion chrétienne, le «nom» se charge, on le sait, d'un sens sacré tant durant le cheminement terrestre que face à l'Éternité. J'évoquerai ici celui de deux éminentes personnalités russes d'origine juive, un couple qui, venu de Pétersbourg, vécut les dernières années de sa vie «normale» à Paris: je veux parler de la poétesse et médiéviste Raïssa Bloch et de son époux, également médiéviste, slaviste, pouchkiniste, Michel Gorline.

Un destin tragique ne leur a pas permis de parachever leurs nombreux projets littéraires et scientifiques, ils sont l'un et l'autre morts fort jeunes, pris dans l'effroyable tourmente de la Shoah. «Ce sont deux forces qui ont été enlevées à nos études en la personne de Michel Gorline et de Raïssa Bloch-Gorlina, deux forces qui déjà s'étaient affirmées et promettaient plus encore», écrivait le professeur André Mazon, l'éminent slaviste français qui les connut et les aima. Doué d'une belle intelligence et d'une vaste culture mais aussi d'un grand cœur, André Mazon fit ce qu'il put pour sauver des nazis Raïssa Bloch et Michel Gorline — en vain, hélas! Pour honorer leur mémoire, il publia à l'Institut d'Études slaves un volume intitulé Études littéraires et historiques qui rassemble plusieurs de leurs travaux (P.: IES de l'Université de Paris, 1957). Dans un émouvant Avant-propos, il retrace la biographie et la brève mais dense carrière du jeune couple martyr.

Michel, né en 1909 à Saint-Pétersbourg dans une famille d'industriels aisés, acquit très tôt une culture de fin lettré, d'artiste et de poète. Il a dix ans quand ses parents l'emmènent hors de Russie. Après un séjour en Angleterre et en France, c'est à Berlin qu'il termine brillamment ses études secondaires. A l'Université, il reçoit une solide formation scientifique sous la direction de Max Vasmer. Il soutient une thèse consacrée à Gogol et Hoffmann (N.Gogol und E.Th.Hoffmann, Leipzig, 1933). A Paris où, fuyant la barbarie nazie, il se réfugie, il consacre des études à Pouchkine et aux premiers poètes romantiques, recherchant dans leur œuvre les éléments français. En 1937, alors que lui est confiée la direction de la bibliothèque de l'Institut d'Études slaves, il songe à préparer une thèse sur la Vieille Russie dans la littérature russe du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Ce travail ne sera qu’ébauché. Dans son Avant-propos, André Mazon souligne «la haute valeur de ce chercheur d'une modestie si charmante».

Raïssa Bloch, née le 17 septembre 1899 à Saint-Pétersbourg, fut sa camarade d'études à Berlin; elle le retrouve à Paris où elle devient son épouse. Remarquable médiéviste, elle s'intéresse plus particulièrement au Moyen Âge russe, aux rapports de parenté entre la noblesse saxonne et les princes russes au XIe siècle; mais elle reste aujourd'hui essentiellement connue pour son œuvre de poète.

En lisant le volume consacré à ces deux jeunes chercheurs, on ne peut qu'être frappé par la diversité de leurs intérêts. On y trouve des articles subtils de Michel Gorline sur le Moyen Âge, sur Pouchkine, une excellente bibliographie critique des Études pouchkiniennes entre le début du siècle et 1936, une étude substantielle sur le Conte populaire dans la littérature russe vers 1830, une réflexion sur Hoffmann en Russie, un article fort intéressant sur l'interaction de la peinture et de la littérature en Russie (The interrelation of painting and literature in Russia) où il est question de Gogol et Ivanov, Tolstoï et Gué, Tchekhov et Levitan, Vroubel et Lermontov, Vroubel et Blok… En un mot, on admire non seulement la variété et la richesse de cette culture si caractéristique de Raïssa Bloch et Michel Gorline mais aussi leur science, exposée sans cliquetis de mots savants, avec clarté, sobriété et finesse.

«Jamais couple de savants et de poètes[1] ne fut plus uni, écrit André Mazon; une fille leur était née, Dora, qu'ils adoraient.»

Le 14 mai 1941, Michel est arrêté et envoyé au camp de Pithiviers. La terrible épreuve par laquelle il passe, loin de l'ébranler, lui fait découvrir avec intensité la dimension du «Tout Autre». «Dieu existe!» écrit-il à sa femme. Le 17 juillet 1942, il est déporté à Auschwitz par le convoi 6 et sa trace disparaît à jamais. A l'âge de cinq ans, quelques mois après la déportation de son père, Dorotchka est emportée par une méningite; elle échappe ainsi à l'enfer de la Shoah…

Épouse et mère dépouillée, Raïssa vit réfugiée dans une petite ville d'Auvergne où elle manifeste un courage et une noblesse hors du commun; elle s'y consacre à une œuvre qui secourt les orphelins juifs. Arrêtée à son tour alors qu'elle gagne la Suisse, elle est déportée le 20 novembre 1943. Un billet griffonné au crayon, recueilli par un cheminot sur la voie ferrée, parviendra jusqu'à André Mazon. Raïssa l'y remercie ainsi que d'autres slavistes pour les vêtements chauds qu'ils ont réussi à lui faire parvenir, elle leur dit sa «tendresse». «Là où j'irai, j'emporterai votre souvenir et celui d'André très précieusement, car c'est un lumineux souvenir. Si Michel revient avant moi, soutenez-le […]. Je pars très loin, mes chers amis. Tout est dans la main de Dieu.»

*******

Nul ne sait comment il mourra. Le croyant demande à Dieu la grâce d'un trépas paisible, sans angoisse. Le philosophe, selon Platon et bien d'autres, médite, sa vie durant, le mystère de la mort. Quant à l'artiste, au poète, au créateur, il lutte avec elle et la vainc par sa création. Voici, pour clore ce bref in memoriam, un poème de Raïssa Bloch, où, bien avant que la mort ne la saisisse, elle évoque — presque avec allégresse! — son retour au Père.

Kak mne legko vspominat‘ ob êtom,

O tom, ©to budet so mnoj v konce,

Kogda æ pro‡us‘ s zolotistym svetom,

Kogda æ utixnu v moem Otce.

 

Ni radugoj ©istoj, ni zvezdoº

Ne stanet v mire duÒa moæ.

Æ tol‘ko zemleº lico pokroº,

Æ tol‘ko zabudu, ©to êto æ.

 

I budut plyt‘ nebesa, pylaæ,

I derev‘æ Òumet‘, i trava rasti,

I ved‘ tol‘ko za tem na zemle Âila æ,

¢tob ni©em ne byt‘ i vo vsem projti.

[NB. Pour le cas où votre ordinateur ne pourrait pas lire cette police cyrillique, je transcris ce poème à l'anglaise.]

Kak mne legko vspominat‘ ob êtom,

O tom, shto budet so mnoy v kontse,

Kogda ya proshchus‘ s zolotistym svetom,

Kogda ya utixnu v moem Ottse.

 

Ni radugoy chistoy, ni zvezdoyu

Ne stanet v mire dusha moya.

Ya tol‘ko zemleyu litso pokroju,

Ya tol‘ko zabudu, shto êto ya.

 

I budut plyt‘ nebesa, pylaya,

I derev‘ya shumet‘, i trava rasti,

I ved‘ tol‘ko za tem na zemle zhila ya,

Shtob nichem ne byt‘ i vo vsem projti.

Qu’il m’est aisé de me souvenir

De ce qu’à la fin je deviendrai,

Abandonnant l’or de la lumière

Pour m’assoupir dans le sein du Père.

 

Mon âme ici-bas ne deviendra

Ni pur arc-en-ciel ni astre pur.

Je couvrirai ma face de terre

En oubliant que cela fut moi.

La nue fuira toujours, embrasée,

L’herbe poussera, l’arbre bruira.

C’est pour — n’étant rien — me fondre en tout

Que j’aurai vécu sur cette terre.

[1] Michel Gorline publie Puteshestvie en 1936, Raïssa Bloch Moy gorod en 1928, Tishina en 1935 (Petropolis) et, en collaboration avec Myrrha Borodina-Lot, Zavety  en 1939 (Bruxelles).

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