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Israël ZYLBERMAN convoi 6 par ses fils Sami et Roger ZYLBERMAN

Issu d’une famille modeste de sept enfants, mon père est né le 10 mars 1907 à Lodz en Pologne. Il a appris le métier de tailleur et en 1931 il a épousé une couturière, Bronia Lewin, puis sont partis à Paris, fuyant la misère et l’antisémitisme.

En 1932 mon frère Sami, est venu au monde. En 1939 mon père s’est engagé dans l’armée française, il a juste eu le temps de faire ses classes, ce qui l’a mis en bonne condition physique. Le 14 mai 1941 il a reçu le billet vert pour se présenter au commissariat et a aussitôt été interné à Beaune-la-Rolande. Là, ma mère lui a souvent rendu visite et c’est ainsi que je suis venu au monde le 6 juin 1942.

Le 17 juillet 1942, tandis que mon père est parti vers une destination inconnue avec le convoi 6, la police française est venue nous arrêter. Mon frère est français et moi je n’ai que trois semaines, de ce fait nous n’avons pas été embarqués. Mais dix huit mois plus tard, vers deux heures du matin ils sont revenus taper à notre porte. Par miracle je n’ai pas pleuré, ma mère et mon frère étaient morts de peur. Une voisine leur a confié que nous dormons à l’hôtel d’en face, nous sauvant ainsi la vie sans le vouloir.

Après la guerre, mes parents ont toujours eu le désir de raconter leur calvaire, mon père était un excellent narrateur et les gens l’écoutaient attentivement, sans toutefois croire à tout ce qu’il disait.

(C’est la voix et l’accent de mon père que nous avons retranscrit avec émotion et tendresse.)

L’enregistrement a été réalisé par sa petite-fille par alliance en 1994.

«  J’ai reçu la convocation verte pour vérifier ma situation. Ma situation était bonne, j’avais des certificats, j’avais les carnets de l’armée, tout était bien, seulement j’étais Juif, alors  j’ai été arrêté avec les autres. Tout de suite après la convocation, les gendarmes nous ont emmenés à la Gare d’Austerlitz, nous ont divisés en deux, une partie pour Pithiviers, une autre pour Beaune-la-Rolande. Moi j’étais pour Beaune-la-Rolande.

À Beaune, c’était les Français, c’était un camp gardé par des Français. Nous avions des colis, nous avions un hôpital, nous avions des permissions de  sortie, nous nous sommes vus, nous, nos femmes et nos gosses. Nous sommes restés plus d’un an  à Beaune-la-Rolande.

Nous avons quitté Beaune-la-Rolande et nous sommes partis à Pithiviers. Là ils ont rassemblé un convoi. Nous étions trop pour le départ à Auschwitz, on a fait deux parties, moi, avec le Z de ZYLBERMAN, j’étais dans la deuxième partie, le convoi du 17 juillet.

Tout de suite en quittant le camp, les Français nous ont livrés aux Allemands. Après a commencé l’histoire, dure, très dure… Nous étions dans le train de wagons à bestiaux. Quarante, je crois, vingt de ce coté  et vingt  de l’autre, au milieu il y avait deux SS. Il n’y avait pas d’hygiène. Il n’y avait rien.  Moi, j’avais à manger, j’avais un sac à dos, où il y avait des Matzes. Je n’ai pas essayé de manger, je me suis dit que peut-être on partirait au travail. C’était un drôle de travail ... mais on ne pouvait pas imaginer. Personne n’y a pensé, on croyait qu’on allait travailler. Nous étions préparés parce nous étions des anciens soldats, Français, pas Français, sous le drapeau français, la Légion étrangère sous le drapeau français.

Nous sommes arrivés à Birkenau.  J’avais vu Oswiecim à la gare, j’avais compris que nous étions en Pologne. Quand  nous sommes descendus du train, j’avais le sac à dos et une musette, il  y avait des SS,  pas des soldats simples, des officiers avec des cannes torsadées. …J’ai voulu  prendre le sac, un m’a dit  « lossen zie das ».  Dans  la musette, j’avais les photos de mes parents, j’avais de quoi me laver les dents, il a dit : "das auch". Alors j’ai compris où nous sommes arrivés.

Nous étions plus de mille personnes, on est  resté un groupe de 100  ou 200,  et le reste je ne sais pas où il a disparu. Mon beau-frère était à côté de moi. Toute la journée nous sommes restés là-bas, debout, jusqu’à minuit. On nous avait déjà coupé les cheveux à Beaune-la-Rolande. Quand nous sommes arrivés là-bas, ils n’avaient  plus rien à faire, seulement nous raser. On appelle ça raser : ils ont mis le savon avec les mains, et rasé avec des lames rouillées  Quand on est sorti  de là, on avait une figure comme si on avait eu une opération. C’est vrai tout cela, et mille fois pire.

Ils nous ont tout pris, ils ont pris les montres, ils ont pris les  bagues, ils ont pris tout. Avant, les SS qui nous emmenaient nous avaient demandé les montres, et tout ça, en nous disant que ça serait pris de toute façon .Tout ? Nous n’avons pas voulu les croire. D’abord il y avait un bonhomme, qui s’est mis debout sur une chaise ou sur la table, il nous a dit : celui qui oubliera son numéro, son nom  n’existera plus,  il sera un homme  mort ! Et, on nous a  inscrit le numéro avec un crayon encre, sur la poitrine. J’ai reçu le matricule 49377 ensuite tatoué sur mon bras gauche.

Quand nous sommes rentrés dans les baraques, il était déjà minuit. Noir. A trois heures du matin, ils nous ont réveillés. Là-bas, quand ils disaient « Aufstein » c’était vite, à la seconde, sinon c’était des coups terribles, battus, à  mort. Tout de suite ils nous ont montré ce que veut dire Auschwitz-Birkenau.

Après, nous sommes allés  au travail. Personne ne savait ce que ce travail voulait dire. Il y avait des gros morceaux de bois. Chacun était obligé de courir avec, pour le mettre de ce côté-là et puis de l’autre. Cent mètres à courir comme ça, aller et retour. Je ne peux pas raconter exactement. C’était terrible et inutile, c’était pour tuer. On n’avait pas eu à manger, rien du tout, mon beau-frère Schmil avait encore un morceau de pain dans la poche,  il m’en a donné un petit bout.

A Birkenau, j’ai retrouvé aussi  mon deuxième beau-frère. Pourquoi il était là ? Il était caché à Paris, mais il a entendu dire que sa femme et ses filles sont parties. Il est allé chez le commissaire, chercher sa femme et ses gosses, alors, il est arrivé là-bas, avec eux.

À midi, ils nous ont apporté une soupe avec des pommes de terre, pas lavées, dans la soupe. Comme moi je suis difficile, jusqu’aujourd’hui encore, j’ai pris deux pommes de terre, dégoûtantes, je les ai épluchées, je les ai mangées. La soupe, mon beau-frère, celui qui a perdu ses deux filles et sa femme, lui il l’a mangée, seulement il n’a pas tenu longtemps. Deux trois jours après, il était dans le bloc 7.

Si on veut savoir ce qu’était le bloc 7. C’était une chose inhumaine, c’était une baraque où ils nous laissaient mourir. C’était terrible à Birkenau ce bloc 7 !

Je ne pouvais pas savoir combien de personnes dans les baraquements. Il n’y avait pas de couvertures. Il n’y avait RIEN. Quelques paillasses, pas beaucoup de paille.

Dans les baraques, qu’est-ce qui nous attendait en plus ? Les poux. Les poux, nous les  prenions à pleines mains. Oui, à pleines mains ! Et nous ne nous sommes pas déshabillés comme ça, pendant deux-trois mois. Le dimanche après midi, j’étais avec mon beau-frère, nous mettions  nos chemises sous le soleil et nous chassions les poux. On savait déjà quels poux portent le typhus et quels poux sont normaux.

Un jour, on travaillait à côté du tas de sable. Il y avait des Catholiques aussi, Français, eux travaillaient en bas. Ils nous envoyaient le sable, ils creusaient une tranchée. Nous ne savions pas à quoi servait cette tranchée-là. Nous étions hauts,  peut-être trois étages. À côté de moi  il y en avait un qui maniait bien la pelle. Le kap est arrivé, lui a  demandé « was ist dein beruf ? « Quel est ton métier ? Il a dit « rabbine ». Was !  Rabbine ? Il lui a donné des coups terribles, il est parti, il a gardé tout le temps l’œil sur lui, il est revenu, la troisième fois,  il  lui a donné un tel coup qu’il a déval  jusqu’en bas. Je ne connais  pas le résultat. Sûrement la mort.

Une autre fois, toujours à Birkenau, on travaillait à côté des baraques, c’était pour les femmes, mais on ne savait pas. Il a plu terriblement toute la journée. Les Catholiques, les Allemands, - il y avait  des Allemands aussi, là-bas - ont tous eu le droit de rentrer dans les baraques, nous  seuls, les  uifs, nous étions dehors. Nous avions reçu un peu de soupe, mais on n’a pas pu la terminer cette soupe parce qu’il a plu terriblement.

Un autre jour, ce jour-là, c’était des Français qui sont restés cachés. On a nous a mis dehors sur les genoux jusqu’à ce qu’on les ait trouvés. Une fois il y avait encore la pluie. En septembre, il pleut beaucoup en Pologne. Nous avions reçu notre thé avec un morceau de pain et un morceau de margarine. Le thé, ça sentait le pétrole. Ils disaient que c’était du thé de Roumanie !

Il n’y avait pas longtemps que nous avions remis nos vêtements, ceux que nous portions sans arrêt depuis Paris, et d’un seul coup arrive l’ordre de se déshabiller et de sortir nus pour se laver sous la pluie. Le Bon Dieu l’a voulu, la pluie s’est arrêtée, il faisait seulement un vent terrible. Nous nous sommes réchauffés l’un contre l’autre, ça nous sauvait la vie. Je ne sais pas combien il y a eu de morts ce jour-là. Moi je me suis sorti de ce malheur. Il  y avait beaucoup de malheurs.

Je me suis souvent demandé comment  je suis vivant, si je suis vraiment là, ou si je rêve

Au travail, on était toute la journée debout, toujours obligés de travailler debout. Quand on voulait profiter d’un repos d’une minute ou deux minutes, on allait aux latrines. Il y avait un WC, fait provisoirement avec quelques branches, moi j’ai glissé dedans. Je me suis nettoyé sur l’herbe.  J’ai eu une chance terrible,

Trois mois à Birkenau, c’est mille fois pire que ce que je raconte. Auschwitz n’était pas le paradis, seulement c’était une autre condition, et après Birkenau, c’était le paradis. Birkenau c’est le tombeau du peuple juif. Je voyais le matin, quand nous étions à l’appel, passer les camions avec les cadavres, ils en mettaient, le plus haut possible sur le camion. Et ça encore, ce n'était rien du tou.  Il y a d’autres choses encore à raconter.

Je parlais très bien le polonais, je travaillais avec eux, ils étaient de grands patriotes, je leur parlais de Sikorski, le général admiré par toute la Pologne. C’était au début, tout à fait au début, on travaillait sur les baraques, ils m’ont dit en polonais « viens sur le toit ». J’ai vu un transport arriver avec des gens bien habillés, des femmes, je ne peux pas dire si c’est de Hongrie  ou d’ailleurs : des femmes, des gosses. Ils m’ont dit  « dans cinq minutes, ils seront dans le ciel ».  Je n’ai rien compris. Qui pouvait  imaginer des choses comme ça  « dans cinq minutes, ils seront dans le ciel » ?

Quand nous avons quitté Birkenau et sommes arrivés à Auschwitz, nous avons pour la première fois, pu nous déshabiller entièrement et nous avons eu droit à une douche chaude.

Il y avait un Polonais qui m’a rasé, comme il faut, il m’a dit une seule chose : ne va pas par cette porte, va à cette porte-là. Il m’a sauvé la vie. Il y avait des Polonais qui étaient braves, il y avait aussi des salauds, des grands salauds.

À côté du four crématoire, -tout à fait au début, ils construisaient le four crématoire -.  Il y avait un Juif un peu âgé, les Polonais lui ont donné un machin, une boîte, pour aller chercher de l’eau, il fallait évidemment passer de l’autre côté, ils étaient salauds. Le Juif ne voulait à aucun prix, à la fin il s’est décidé. Le SS qui était derrière a tiré peut être dix fois, il ne l’a pas atteint, mais là-haut, le SS dans le mirador, l’a tué. Il m’a dit : « Va  lui  mettre une branche dessus ».  Moi je  ne voulais pas, mais j’étais obligé, il m’aurait tué tout de suite. Alors il a tiré sur le mort, et  moi je l’ai recouvert  avec la branche.

J’avais un bon copain là-bas, je sortais avec la fille avec qui il s’est marié. Ils venaient chez nous à Paris, Bronia, ma femme, l’a connu. Il s’appelait Szrulek, un bon, un très bon copain. On a reçu l’ordre d’aller chercher la soupe. Il y avait quelques kms à faire avec la soupe dans des tonneaux. Quand nous sommes arrivés, à onze heures ou onze heures et demie, le fond du tonneau s’est détaché  et la soupe s’est renversée dans le sable.

Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils  nous ont obligés à rester sur les genoux sans bouger, sans bouger du tout pendant une heure. À la fin, ils ne nous ont rien donné, nous avons ramassé avec les mains, la soupe et le sable dans nos gamelles. Pour l’un de nous, les nerfs ont lâché, il a demandé au SS qu’il le fusille, il faut dire la vérité, le SS n’a pas voulu, mais l’autre a passé la frontière, le SS a  tiré.

Ce que je raconte, c’est zéro. J’ai dit que Birkenau était le cimetière du peuple juif.

Mes sœurs, mes frères ont peut-être disparu là-bas, Personne ne peut savoir. J’avais un frère  plus âgé que moi, cheveux noirs, un grand gars, très beau. Les camarades dont les noms  commençaient par les lettres de A à M sont partis trois semaines avant moi. Quand je suis arrivé, des copains m’ont dit : plus de la moitié sont déjà morts ! Battus, maltraités, et les poux sur eux qui marchaient comme une armée.

Il y avait parmi eux des chanteurs du tonnerre d’Opéra, d’Amsterdam, de la Scala d’Italie, de grandes personnalités juives. Nous avions Fajgelbaum, qui chantait à l’Opéra ; à Beaune-la-Rolande, pour être un peu libre le dimanche, il a même chanté à l’église.

Il y avait des Juifs qui continuaient à respecter les lois religieuses à l’intérieur du camp. À Yom Kippour, pour Kol Nidre, ils se mettaient dessous les lits, pour que personne ne les voie, faire les prières. À un rabbin, j’ai demandé : « où  il est le bon Dieu qui voit notre douleur, ce que nous perdons tous les jours ? « J’étais en colère après le bon Dieu parce qu’il n’aidait  pas notre peuple à se sauver. Je l’ai insulté, vraiment, et lui a dit : « zoug nicht azoy » : Dis pas ça.

Un jour, ils ont rassemblé 250 personnes, ils ont demandé qui est du métier de tailleur. Première chose, ils nous regardaient les pieds, si quelqu’un avait les pieds enflés, ils le mettaient de côté. Moi j’étais bien à cette époque-là. J’étais tailleur, alors j’ai été désigné. Après ils nous ont donné une moitié de pain, je n’avais jamais vu ça, avec un morceau de graisse, du « Khraze » du cochon. Hé !  Et puis de la confiture, pour la première fois depuis trois mois. Nous sommes allés à Auschwitz. Nous avons soupçonné que ça pourrait être pour nous gazer. Non. C’était la vérité.

À Auschwitz, ils nous ont pris nos vêtements, nous sommes restés là, en caleçon, une journée entière, après, tout le monde est parti à son métier, les cordonniers, les tailleurs. Avant il y avait eu les douches chaudes, ça nous avait fait un peu de bien. Il y a un Polonais qui m’a coupé les cheveux, qui m’a rasé, j’ai parlé avec lui, j’ai parlé de Sikorski, il m’a bien expliqué tout.

C’était propre à Auschwitz, nous étions au block 6 ;il y avait où se laver, se laver les dents. A Birkenau, c’était sale dégoûtant,  je m’excuse, dégueulasse ! Après nous avons changé de block. Le Block 1, c’est moi qui m’en suis occupé, ils m’ont désigné pour le faire propre. Avec  un morceau de pain, je suis allé  chez les Polonais, je leur ai donné mon morceau de pain, ils m’ont donné de la peinture de brique, rouge. J’ai fait  le block en rouge, complètement, très joli. Les SS sont montés, ils n’ont rien dit.

Après j’ai travaillé dans la «schneiderei ». Ce ne sont pas des vêtements que nous faisions, nous devions seulement les arranger. Quand ce n’était pas possible, nous déchirions. Nous avons fait plus de sabotage que nous avons fait de travail. Pour ça, on pouvait être fusillé immédiatement. Le sabotage, c’était terrible. Moi j’en faisais énormément.

A Auschwitz,  je peux dire que nous avons passé beaucoup de sélections. Ils regardaient toujours les pieds. Chez moi ils étaient comme il faut, comme aujourd’hui. Une fois ils ont désigné 28 camarades pour les gazer, c’était malheureux. Il y avait avec eux un rabbin. Le soir, après l’appel, le rabbin est allé chez Ignace. Nous étions 600, tout le monde connaissait le kapo Ignace. Ignace a dit au rabbin : « Montre leur le chemin, montre comment il faut mourir, moi je ne peux rien faire ».

Et c’était vrai, il ne pouvait rien faire.

Dans le block 1, à Auschwitz, il y avait des lavabos et des WC comme il faut. Un jour un SS est entré se laver, moi je ne le savais pas,  je suis rentré aussi, il m’a donné des coups terribles. Alors je suis allé à l’hôpital, ça s’appelait là-bas le revier. Le premier jour, j’avais les mains bandées. Le lendemain, je suis retourné à l’hôpital, il y avait toute la bande, les gros, les officiers, c’était dangereux. Ils ont demandé : « qu’est ce qu’il a ?  ». Et ils ne m’ont rien fait. Le lendemain, j’ai retiré tous les bandages et je n’y suis pas allé.

Ce jour -là, ils ont rassemblé tous les malades pour les gazer. Tous. Ça, c’était Auschwitz.

Un jour de 1944, si je ne me trompe pas, les Américains, ou les Anglais,  sont venus bombarder le camp. Ils ont  dû remarquer qu’il y avait une antenne sur un block. Au lieu de celui-là, ils ont frappé sur notre block. Il y a eu 73 morts. Juste avant, j’avais vu un tas de chaussures dans les caves, des  grandes caves longues. J’étais  sous le tas de chaussures pour dormir un peu, ça m’a sauvé. Je suis sorti par une petite fenêtre. Si j’étais resté à ma place, je serais mort avec les autres. Ça a duré quinze jours jusqu’à ce qu’ils aient retiré les derniers morts. Il y avait des camarades, il y avait aussi un Polonais, le Franek, un bon gars qui avait un pied un peu plus court que l’autre, il était de Poznan, il a perdu les yeux, et ça me fait pleurer quand  je parle de cet accident !

Accident ! Ils sont venus bombarder, ils ont fait une erreur, c’est tout.

Les Polonais sont partis avant l’évacuation d’Auschwitz. L’évacuation a été terrible, ça tombait en hiver, en janvier. C’était terrible dans la neige et les plaques de glace, de la glace haute d’un mètre. Avec 15 en dessous de zéro, nous marchions la nuit, dans la  neige. Dans la journée nous nous arrêtions, dans la  neige. Je ne me rappelle pas tout. Ça me revenait après et  je me demandais s’il est vrai que je suis en vie.

Pour la libération, on ne savait pas ! Les Allemands ont quitté le camp. C’était à côté de Linz,  Mauthausen. Pendant 15 jours, nous n’avions presque rien à manger, on recevait un pain pour dix, un litre de soupe pour dix. Il y avait des morts, et à côté de nous un copain qui était malade à mourir, de faim, toujours de faim.

Combien nous étions : 2000, je ne sais pas. Un jour avant d’être libéré, j’ai demandé à un camarade qu’il me donne un morceau d’une betterave blanche qu’il avait  trouvée. Il m’a dit non, il avait faim, il faut comprendre.

Nous ne savions pas la date, ni rien du tout ! Maintenant je sais que c’est le 8  mai que les Allemands ont capitulé. A six heures du matin, nous sommes réveillés. - Celui-là qui ne voulait pas me donner la betterave, il me  laisse  la betterave ! J’ai donné un coup d’œil, il y en a qui avaient des poulets, ils leur arrachent les plumes A un autre qui avait des haricots, j’ai  demandé :

 - « Où vous avez … ? «  

- « Nous sommes libres ! »

Alors, avec quelques camarades, nous sommes sortis dans le village. Ils nous  ont vus. Dans le village, ils ne savaient pas qu’il y avait des gens dans cet état, «  là-bas ». Nous avons récolté un peu de nourriture, pas de pain, ils  disaient qu’ils n’en avaient pas, seulement des pommes de terre, des épluchures, ce qu’ils avaient pour les cochons. Et dehors, sans rentrer chez eux !

Uniquement chez  une vieille dame, elle avait peut-être 80 ans, nous avons mangé ses pommes de terre. Elle nous a fait bouillir un litre de lait de vache, frais, elle nous l’a donné. Elle a pleuré, elle ne savait pas qu’il y avait un camp. Nous  avons  tous été malades. Le lait et les pommes de terre, ça nous a fait courir.

Il y avait les Juifs de Hongrie  ceux qui ont été déportés au dernier moment, ils sont sortis sur la route pour voir les Américains. Parmi les soldats, il y avait beaucoup de noirs, il  faut  dire la vérité,  beaucoup de noirs. Les Juifs  qui restaient dans les baraques, ceux qui pouvaient  à peine marcher sont sortis aussi. Ils voulaient leur embrasser les pieds aux Américains.

En voyant ça, les Américains se sont retirés, mais une demi-heure plus tard, il y avait déjà  de la nourriture. Quelle nourriture ? Des conserves. Moi, je n’en ai pas mangé. J’ai dit au début  que je suis très difficile. Les autres, ils ont mangé les conserves. Des milliers en sont morts. Nous étions affamés.

Nous avons décidé, à six camarades, de dormir dans la forêt, dans la forêt de Lambach. Il y avait une baraque, elle était  assez grande, seulement nous  étions au moins 2000, comme des sardines. Un qui bougeait faisait bouger toute la baraque. C’était terrible ! C’est pourquoi nous  avons dormi dans la forêt. Nous avions chacun une couverture, nous l’avons mise en dessous et avec le reste de la couverture nous nous sommes couverts. 

Le 3 mai, il y avait  de la neige haute comme ça sur nous. J’étais habillé avec les vêtements des camps, des choses complètement déchirées, tellement déchirées que je suis allé à la gare. On disait  « à la gare, tu trouveras un habit ». Là-bas, j’ai rencontré un officier américain. En yiddish, il m’a dit : « tu es venu trop tard, si tu veux, va voir dans les wagons ». J’ai trouvé deux chaussures d’un même  pied, deux chaussures gauches. Le docteur, plus tard quand je suis allé au rapport pour partir, me parlait aussi en yiddish.

Moi je suis venu à Paris avec deux chaussures gauches. Après je suis allé dans le village. J’ai trouvé, qu’est-ce que j’ai trouvé ? Une paire de pantalon de colonel, je ne sais pas de quoi, avec des baguettes rouges sur les côtés, et une veste, aussi d’un colonel.

Arrivés à Paris, ils nous ont amenés au Gaumont Palace. Nous sommes entrés dans la salle, ils ont vu un colonel et ils m’ont emmené pour m’interroger. On est entrés dans une petite pièce : « vos papiers » !

Mes  papiers ? Ça, c’est mes papiers, le numéro, je n’ai pas besoin de papiers. Le nom n’existe pas.  Si t’oublies le numéro, t’es mort. Au début, ils l’ont marqué  à Birkenau sur la poitrine  avec un crayon encre, ils ont fait un supplément à Auschwitz. « Sur le bras » Ça, à moitié carré ça veut dire : Juif. À moitié jaune, Juif, à moitié rouge, déporté politique.

Ils m’ont interrogé une demi-heure comme ça. Moi j’ai dit tout ce que je savais. Où j’habitais d’abord ! Bien sûr qu’un Allemand n’aurait pas pu savoir tout ça, alors ils m’ont relâché.

Dans la salle, ils avaient passé un film, il y avait un orchestre symphonique. Ils ont joué l’hymne et tout. Ils ont distribué de la bière, de la baguette avec de la confiture. Moi je suis arrivé une demi-heure plus tard, je n’ai pas vu le film et pour la musique, je suis arrivé presque à la fin. Seulement ils m’ont donné mon pain, la confiture et la bière.

Après, ils nous ont amenés à la gare d’Orsay. Là, les docteurs nous ont pesés. Je pesais 42 kg. Il y avait des douches. Tout le monde y est rentré,  moi aussi. Seulement pour sortir tout le monde avait ses habits,  pour moi ils ont cherché partout, il n’y avait pas d’habits pour moi. Ils ont cherché, cherché. A la fin, à quelqu’un est venue l’idée : c’est peut-être ça ? Et ils m’ont apporté le colonel. « Est ce que c’est à vous ? » J’ai dit oui.

Oui. Je me suis habillé. J’ai reçu un colis, très très très bien, ils m’ont donné de l’argent et puis ils m’ont donné des coupons, des tickets, et j’ai mangé peut-être dix petits pains avec de la confiture et de la bière. J’étais affamé, terriblement. Quand je suis revenu, ma femme  n’arrivait pas  à me rassasier, toute la journée, je mangeais.

Il y a des gens qui étaient assis, j’ai demandé pourquoi. Ils ont répondu, vous avez un coupon pour le restaurant, asseyez vous. J’ai attendu mon restaurant. On m’a donné un couteau. Je te jure, un beefsteak grand comme ça ! Ils passaient avec des pommes frites, un verre de vin, après, un morceau de gâteau énorme. Moi j’ai tout mangé, tout est rentré dedans.

Ensuite, ils ont demandé si quelqu’un avait de la famille pour lui envoyer un pneumatique. J’avais tellement peur. Je n’ai pas envoyé le pneumatique. Non ! Toute cette histoire-là,  je ne peux  pas la  raconter » .

Roger :

Il n’était pas certain de nous retrouver. Quand il est arrivé au 51 rue de la Mare, la femme qui à ce moment ouvrait les volets était une inconnue, il a été pris de panique, heureusement une voisine qui l’avait connu, lui a crié : « ils sont vivants ! » et  lui a indiqué où nous trouver.

Nous n’avions pas récupéré notre appartement, nous habitions à l’hôtel, presqu’en face. J’avais trois ans. Je dormais dans un lit en fer. En me réveillant, j’ai vu un homme près de ma mère, il mangeait du pain d’épices. J’ai  réclamé du pain d’épices. Maman  m’a répondu :

« Tu ne vois pas que c’est  ton papa ? »

J’ai poussé un NON catégorique, et montré du doigt la photo qui était accrochée au mur : « c’est lui, mon papa ».

Sami :

C’est moi qui ai vu mon père le premier. J’ai entendu quelqu’un qui demandait madame  Zylberman.  Malgré sa maigreur, ses yeux enfoncés au fond de la tête, malgré son costume d’Allemand, c’était bien mon père. C’est vrai qu’il faisait peur à mon petit frère. La dernière fois que je l’avais vu, c’était de très loin  à travers les barbelés de Beaune-la-Rolande. J’avais 9 ans. On avait le droit de visite de deux heures, une fois par mois.

Maman, pour le voir plus souvent s’était installée dans une maison à Corbeilles en Gâtinais, non loin du camp. Un jour quelqu’un au village a averti les gendarmes. Elle n’avait pas le droit de résider si près du camp. Et les visites furent désormais interdites.

Notre père est décédé le 30 novembre 1997.

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