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Chronique de l'arrestation de Reila Kantor convoi 14 par son arrière-petit-neveu Grégory Méra-Goldberg

La veille, les voisins de palier sont partis…« Dieu ne sait où », comme l’a dit Reila en yiddish un peu agacée avant de s’endormir. Au petit matin suivant, la rue est calme et déserte. Le parfum du pain d’épice chaud de la boulangerie du n°31 monte et remplit les chambres à coucher  dont les fenêtres grandes ouvertes donnent sur la voie. Quelques petits moineaux, ou passereaux communs égaillent de leurs voix mélodieuses l’espace autour du rebord de lucarne.

Reila, 39 ans et son fils Henri, sont encore dans les bras de Morphée lorsque les premiers bruits sourds montent de la cour exiguë en contrebas. Des pas lourds et des portes claquent au 1er étage du n°57 qui les précipitent à la fenêtre. Depuis lundi, des rumeurs courent dans le quartier du pletzl. La gardienne a mêmeconseillé aux « apatrides » de fuir avant l’arrivée des Allemands. Il semble qu’il soit trop tard. De l’autre côté de la rue, certains habitants alertés par le vacarme aux entresols ouvrent leurs fenêtres médusés, observant deux escouades d’individus à képis pénétrer dans l’immeuble.

Mère et fils terminent de se vêtir avant que 2 agents murent de leurs uniformes sombres la sortie de l’appartement. Reila et Henri n’opposent évidemment pas la moindre résistance depuis leur 3è étage aux gardiens de la paix venus annoncer leur état d’arrestation immédiat. La mère de famille demande juste poliment à emporter ses effets personnels. Le chef d’équipe de la police l’autorise à un trousseau réglementaire. « 2 couvertures, 1 paire de chaussure, 2 paire de chaussettes, 2 chemises, 2 caleçons, 1 tricot, 1 paire de draps, 1 gamelle, 1 gobelet, 1 bidon, 1 jeu de couverts, 1 nécessaire de toilette ». Son enfant ne compte pas mais elle a suffisamment pour deux dans sa petite valise marron cartonnée. Pourtant, les instructions allemandes sont claires. « Le fils a moins de 16 ans, il est le seul de la famille né sur le sol français à pouvoir y rester », explique le fonctionnaire qui transpire à son autre collègue à la mine patibulaire. Mais, « ce n’est pas inscrit sur la circulaire », ajoute le chef d’équipe.

Machinalement, le fils attrape la main de sa mère pour descendre les escaliers. Du pas de porte de la rue Meslay à la place de la République, Henri compte le contact de ses souliers avec les pavés. 50-200-450-600 pas. A deux pas, derrière la Place de la République, ce sont

156 policiers détachés d’autres commissariats parisiens qui bouclent le quartier. Avant de monter à bord de l’autobus, Reila s’étonne en cherchant du regard un uniforme de la Werchmacht. Mais aucune tenue vert de gris, ni dans les rues adjacentes, ni sous la statue de la République où la Feldgendarmerie se trouve souvent. Ce jour-là, il n'y a que des silhouettes vêtues de noir et quelques petits drapeaux français enroulés en brassard.

Embarqués avec sa valise parmi des dizaines de femmes et hommes de tous les âges, Reila et Henri se serrent l’un contre l’autre à l’avant du bus Renault TN4H loués à prix d’or par les services de la police municipale à Paris. Autour d’eux, d’autres passagers inconnus portent l’étoile jaune parfois décousue sur leurs légers chandails. Les passagers aperçoivent dehors la vie reprendre derrière les larges parois vitrées de l’autobus bruyant. En cette chaude et nuageuse matinée de juillet, les commerces des « goys » ont ouvert. La boulangerie, le boucher, l’épicier.

Pour le chabbat du soir, Reila n’a encore rien préparé…Pour son mari, caché chez des amis, il n'y a aucune raison de préparer. S’ils reviennent en fin d’après-midi de la rue Nélaton, « c’est sûr que les rideaux des magasins auront baissé » s’inquiète-t-elle en murmurant à l’oreille de "Riq", au sujet de ses commerces casher préférés situés non loin de là. Les minutes passent,

l’autobus s’arrête doucement et repart au pas à chaque intersection, comme si ses précieux «Stücke »valait bien plus que d’ordinaire. Encore 6 petits kilomètres entre République et les quais de Seine, c’est une éternité pour la maman et son enfant qui ne connaissent rien de leur destination, comme de toutes celles qui suivront cet été-là de Pithiviers jusqu'à« Pitchipoï ».

Arrivés sur place, le banc en bois qu’elle choisit avec Henri dans le vélodrome est situé dans le « quartier des coureurs » à proximité du virage sud, en hauteur sur les gradins de spectateurs. Alors, commence une interminable attente de 96 heures. De loin, juchés sur leur piédestal d’infortune, Henri et sa mère observent plusieurs nuits et jours durant - entre deux courtes siestes - stupéfaits et impuissants ce radeau de la Méduse sur lequel ils sont prisonniers.

Des disputes familiales éclatent dans les travées, des voix rauques d’hommes en pleine crises de nerfs résonnent dans l’immense salle, des vieillards suffoquent de chaleur et des femmes enceintes accouchent sur le sol. Sidérée par sa situation, Reila prend le temps d’écrire à son frère dès le deuxième jour de son arrivée avec le papier froissé qu'elle gardait dans sa poche.

« Cher Mordi, Quelques mots pour te dire que nous avons été arrêtés vendredi à 6 h 15 et qu’on nous a conduit au Vélodrome d’Hiver. Riq et moi avons pris le juste nécessaire. Je ne sais pas si je pourrai tenir très longtemps. Ici, nous couchons par terre. Hier, nous avons eu une tartine de pain et quelques carrés de chocolat et puis plus rien du tout. Mais, je vais essayer en quelques mots de te décrire ce spectacle qui te prend à la gorge et t’empêche de crier. Ce que tu comprendras, multiplie-le par mille et tu n’auras qu’une partie de la vérité.

En entrant, tu as d’abord le souffle coupé par l’atmosphère empuantie, et tu te trouves dans le grand vélodrome noir de gens entassés les uns sur les autres, certains avec de gros ballots déjà sales (…). Les rares WC qu’il y a au Vel d’Hiv sont bouchés. Personne pour les remettre en état. Tout le monde est obligé de faire ses déjections par-ci par-là. Il y a des traces de sang et d’urine partout le long des murs. Au rez-de-chaussée sont les malades, les bassins restent pleins à côté d’eux car on ne sait où les vider. Quant à l’eau… je préfère ne pas t’en parler… Bref, je t’écrirai rapidement car nous avons soif et très faim depuis notre arrivée il y a 24 heures. Nous espérons être libérés. Si c’est comme l’année passée, ils nous laisseront bientôt quitter cet endroit.

Reila, ta sœur.

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